page en construction 10 mars 2004
 
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Une lettre de la Guadeloupe 
 
 
Voyage de Brest à la  
Guadeloupe passant par Cayenne 
et la Martinique 
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Voyage écrit par Louis Ferdinand Coret, soldat au 2ème 
d'Infanterie de Marine, parti pour la Guadeloupe le 
10  7bre 1882 
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Louis Ferdinand Coret (1860 - 1942)
Voici le récit du voyage accompli par mon grand-père à l'occasion de son service militaire. Pour plus de commodité et d'agrément, je l'ai divisé arbitrairement en onze chapitres auxquels vient s'ajouter une courte biographie de Louis Coret. 
Vous pouvez vous promener à votre gré d'une partie à l'autre en cliquant sur les chiffres soulignés dans le sommaire ci-dessous ou en glissant le pointeur de la souris sur les images. Les mots entre parenthèses sont effacés ou illisibles dans le texte original. 
Traversée Toulon Guadeloupe 1882 - 1885       Adieu à Brest   
      ..."cette belle petite ville de Laval"   
      Une nuit dans le train   
      ..."sur ce sale transport l'Orne"   
      Première tempête   
      La vie à bord  
      Deuxieme tempête   
      "Terre devant!":  la Guyane en vue   
      Dans la mer des Antilles   
   10   La Guadeloupe, enfin   
   11   La deuxième lettre   
   12   Qui était Louis Ferdinand Coret? 
 
 
1.- Adieu à Brest
 
En-tête de la lettre de Louis Ferdinand Coret 
Chers Parents, 

Etant en permission, ne devant rentrer à Brest que le 8 septembre, terme de ma permission, je vous ai quittés une journée à l'avance afin d'être désarmé pour partir à la Guadeloupe. J'arrivais à Brest le 7 au matin, j'allais directement au quartier où j'arrivais juste à temps pour être désarmé.  

J'eus la journée du 8 et du 9 pour me préparer au départ.Le 9, à 4 heures du soir, le colonel passa la revue du détachement en tenue de campagne. Nous étions au nombre de 150 hommes. 

Le 10 septembre, à 4 heures du matin, le clairon sonna le sac au dos pour nous. Je me levais encore fatigué de la veille, car la mère Pouliquen m'avait invité à dîner ; j'y avais été, nous avions fêté mon départ avec tous ses amis et ses parents. J'avais passé une partie de la nuit avec eux. Enfin, je me mis sac au dos et je rejoignis mes camarades sur les rangs.  

On fit l'appel et nous partîmes après avoir serré la main à nos camarades qui nous souhaitaient un bon voyage, nous promettant de venir nous rejoindre bientôt. Bien qu'il était encore très matin, tout le monde sur notre passage était levé, croyant nous serrer la main, mais c'était peine inutile car il était expressément défendu de quitter les rangs. 

Nous arrivâmes à la gare, on nous divisa par 8 hommes par compartiment en wagon de 3ème classe. A un moment donné, les clairons sonnèrent la « garde à vous » suivi de « en avant ». Nous montâmes dans les voitures et le train se mit en marche. Nous quittions cette sale ville de Brest, où nous avions fait tant de service et où il fait si froid, pour aller dans un pays où nous devions au contraire souffrir de la chaleur. Pour moi, je quittais la Bretagne avec joie n'y laissant qu'un regret celui de m'éloigner davantage de vous et de tout ce qui m'est cher au pays. 

Il était 7 heures du matin quand nous quittâmes Brest. Nous passâmes à St.Brieuc dans les Côtes-du-Nord, à Rennes dans l'Ille-et-Vilaine et le soir, à 6 heures, nous arrivions à Laval chef-lieu de la Mayenne. Nous débarquâmes en ordre et on nous mena sur la place de l'hôtel-de-ville où on nous distribua nos billets de logement pour deux. J'était tombé avec mon camarade chez un vieux rentier qui nous mena coucher chez un marchand de vins. 
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2.- ...cette belle petite ville de Laval
 
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En arrivant , nous nous empressâmes de mettre sac à terre. Nous avions touché chacun 2F  pour vivre deux jours. Nous nous mîmes en quête d'un petit caboulot où nous pourrions manger à très bon marché. En route, nous rencontrâmes d'autres camarades et nous allâmes boulotter chez un petit mastroquet où nous nous régalâmes de très bon cidre à 3 sous le litre, à en prendre une indigestion. Ensuite, nous allâmes nous promener. C'était la foire. Nous visitâmes toutes les curiosités de la fête et à 10 heures du soir, nous rentrâmes nous coucher afin de nous reposer car nous devions passer la prochaine nuit dans le train. 

La ville de Laval est très gentille, propre, les rues larges et très bien alignées, les maisons assez élevées et bien aérées. La ville est arrosée par la rivière de la Mayenne, qui est navigable et coule par écluses. Elle va se jeter dans la Loire près d'Angers. 

Le lendemain matin 11 septembre chacun se réunit à 7 heures sur la place de l'hôtel-de-ville. Le lieutenant nous fit distribuer un peu de bouillon et nous partîmes pour la gare. Nous montâmes en ordre dans le train et à 8 heures nous quittions cette belle petite ville de Laval où nous avions bu du si bon cidre.  

Nous passâmes au Mans dans la Sarthe, à Tours dans l'Indre-et-Loire. Le train eut une heure d'arrêt. Nous descendîmes dans la gare, on nous distribua du fromage de Gruyère et une boule de son. Il nous fut impossible de sortir de la gare, les sorties étant gardées. Nous fûmes obligés d'aller au buffet pour avoir un litre de vin qu'on nous fit payer 12 sous mais qui était excellent. 
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3.- Une nuit dans le train
 
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Enfin, nous remontâmes dans le train. Nous devions passer toute la nuit dans le train et ne descendre qu'à Valence. Si j'avais pu sortir de la gare, j'aurais été dire bonjour au cousin Bohaire mais ce fut impossible. Nous passâmes à Bourges dans le Cher, à Nevers dans la Nièvre, à Moulins dans l'Allier, à Mâcon dans la Saône-et-Loire, à Lyon dans le Rhône et à St-Etienne dans la Loire d'où sort le charbon de terre, enfin à Valence dans la Drôme. 

Nous avions passé la nuit dans le train et il était temps que nous descendions car nous étions fatigués. Il était 7 heures du soir quand nous descendîmes de voiture par une pluie torrentielle. On nous mena dans la caserne passagère. Il nous fallut traverser toute la ville sous la pluie.  En arrivant, on nous donna un lit pour deux, une paire de draps. On nous distribua du jambon et du fromage que nous fûmes obligés de jeter car il empoisonnait.  Chacun mangea comme il put, quant à moi je mangeais mon pain sec et me couchais. Il était défendu de sortir, j'étais fatigué d'avoir passé la nuit dans le train. Je dormis assez mal car nous avions des punaises en quantité pour camarades de lit. 

Valence est une très belle ville, très propre, conséquente. J'aurais bien voulu y arriver de jour, j'aurais pu la visiter un peu et aller voir Tézier notre marchand de graines, mais c'était chose impossible. Le lendemain à 5 heures les clairons sonnèrent le réveil. On nous fit mettre sur deux rangs dans la rue. Ensuite, nous partîmes pour la gare. Il faisait beau temps. Tout le monde nous regardait passer, les clairons sonnaient, nous marchions la tête haute, le regard fier. Sur notre passage, nous entendions beaucoup de personnes se disant entre eux « pauvres jeunes gens, comme ils marchent avec fierté, ils ne songent pas à ces pays lointains où peut-être la mort les attend ». 

Enfin, nous arrivâmes à la gare. Le train se mit en marche. Nous traversâmes la Loire sur un joli acqueduc, côtoyant les montagnes d'une grande hauteur dont quelques pics très élevés étaient couverts de neige d'une blancheur éclatante, bien qu'il faisait déjà bien chaud où nous étions. Il faisait près de 30 degrés. 

Nous passâmes à Avignon dans le Vaucluse, à Marseille dans les Bouches-du-Rhône, et nous arrivâmes à Toulon à 8 heures du soir. Nous croyions tous que l'on allait coucher à la caserne, mais nous fûmes bien trompés car on nous mena directement dans le port où un petit bateau à vapeur nous mena de suite en rade à bord du vaisseau l' « Orne » qui devait nous servir de demeure, ou de prison (c'est le mot) pour deux mois. 
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4.- ..."sur ce sale transport l'Orne"
 
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C'est donc le 13 septembre que nous sommes arrivés à Toulon après quatre jours de voyage pour venir de Brest à Toulon, traversant la France dans sa plus grande largeur. Voyageant presque toujours de jour, je pus remarquer tous les genres de cultures possibles, traversant des fleuves, des chaînes de montagnes, passant sous des tunnels où nous étions des heures entières sans voir le jour. 

Aussitôt arrivés sur le vaisseau, on nous mena dans les batteries basses où on nous montra nos lits. C'était le plancher. Il y avait quatre jours que nous étions sur les banquettes du chemin de fer et on nous faisait coucher sur le plancher pour nous remettre. Chacun s'installa comme il put et s'endormit en pensant non sans l'Orne 1882 (Coll. part.)raison que nous n'étions pas au bout de notre misère car nous devions en souffrir bien d'autres pendant notre traversée sur ce sale transport l'Orne. 

Le lendemain 14 septembre, on nous fit monter sur le pont où on nous distribua un quart de café chacun, ensuite on divisa le service. Nous fûmes divisés par dix hommes, que l'on nomme un plat. On touche un seau en bois pour le plat chaque repas dans lequel est la nourriture et un bidon également en bois dans lequel est l'eau de vie le matin et le vin les deux autres repas. Ensuite on nous divise par bordées : tribordais et babordais, de manière que l'on puisse monter le quart de nuit au poste d'incendie, chacun son tour.. tribordais jusqu'à 11 heures et babordais jusqu'au jour. 

La journée du 14 fut employée à compléter l'approvisionnement du vaisseau et à recevoir les soldats du 1er Régiment, du 4ème, les artilleurs et les disciplinaires allant soit à Cayenne, à la Martinique ou à la Guadeloupe.  Vers le soir, le chargement du navire fut complété par l'arrivée de douze bœufs vivants devant nous servir de nourriture jusqu'à la Guyanne. Ensuite, on remonta les petites embarcations qui font le service du vaisseau au mouillage. A la nuit, tout était terminé. 
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5.- Première tempête
 
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Le 15, toute la matinée fut employée à l'appareillage du vaisseau et à 8 heures de l'après-midi le canon du bord nous annonça qu'on allait lever les ancres. Les couleurs furent hissées, saluées par une décharge du bord, les ancres furent levées et le navire s'élança, souple et gracieux, lancé à toute vapeur. Nous fîmes plusieurs tours dans la rade pour saluer la ville, ensuite nous passâmes au goulet.  

Nous étions lancés en mer, nous étions tout joyeux, mais la joie ne dura pas longtemps. Toulons commençait à disparaître à nos yeux, chacun pensait en lui-même « nous voici partis pour longtemps, trois ans à faire, et peut-être pour toujours ». Moi, chers parents je pensais à vous, à (effacé), à ma famille, enfin au pays où je suis venu au monde où je laissais tant de doux et touchants souvenirs. Si j'avait été seul, j'aurais bien pleuré. 

Mais je fus tiré de ma rêverie par le bruit du vent s'engouffrant dans les voiles et les cordages. Le navire commençant à balancer. Je me sentais déjà mal à mon aise, la tête lourde, le mal de cœur. Beaucoup rejetaient déjà. Moi, vers le soir, bien malade, je fus obligé d'aller à la poulaine où je rejetais tripes et boyaux. Ensuite, je fus me coucher dans la batterie basse où je fus malade toute la nuit, roulé d'un coin sur l'autre par le roulis et le tangage. Je croyais que j'allais rendre l'âme. Nous commencions notre voyage pas trop gaiement. 

Le lendemai  16 au matin, le vent commença à faiblir, la mer devint moins terrible, le soleil se leva radieux et nous montâmes tous sur le pont après une bien mauvaise nuit. C'est la seule maladie que j'eus à bord. Tout le monde avait élé malade sans exception. La journée fut assez belle et le 17 la mer était complètement calmée. Le matin, nous passâmes près des Îles Baléares, c'était dimanche. Nous passâmes l'inspection du commandant de bord. 
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6.- La vie à bord
 
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Le 18, en me levant, le malaise que j'avais éprouvé depuis la tempête que nous avions essuyée dans le golfe du Lion était complètement dissipé. La chaleur commençait à se faire sentir. On sentait approcher les côtes d'Afrique. La mer était calme, pas une seule vague. C'était comme un miroir, une vaste plaine d'étain fondu. C'était beau. Vers le soir, nous aperçûmes les côtes d'Afrique devant nous et les côtes d'Espagne à tribord. Nous distinguions aussi la ville de Carthagène (Espagne). 

Le 19, au réveil, la mer était couverte d'un brouillard intense. L'on cargua toutes les voiles afin de diminuer la vitesse du navire par crainte de collision avec d'autres vaisseaux. Vers 10 heures, le brouillard s'enleva, le soleil brilla dans toute sa splendeur. Il faisait 35 degrés de chaleur. 

Le 20 à 4 heures du matin, nous passâmes auprès de la ville de Gibraltar appartenant aux Anglais. Quand le jour parut, nous vîmes parfaitement les côtes du Maroc et les côtes d'Espagne tout près de nous. Nous passâmes en vue de la ville de Cadix (Espagne). Nous étions en plein détroit de Gibraltar. Le soir, nous entrions dans l'Océan Atlantique, laissant l'Afrique à babord et le Portugal à tribord. Le vent était violent, venant d'arrière. Le commandant de bord fit éteindre les machines, les voiles suffisant, le vent étant favorable. Il faisait un roulis épouvantable, le navire était balancé comme une coque de noix, je croyais à chaque instant être englouti mais ce n'était rien. Nous devions essuyer une tempête plus formidable que celle-ci. Le vent dura toute la journée du 21 mais je ne fus pas malade cette fois, j'était déjà fait au roulis. 

Le 22, la mer était plus calme. Le 23 il tomba de la pluie une partie de la journée. Du 24 au 26, rien de remarquable, la mer était belle, la chaleur intense. Nous commencions à souffrir de la soif, nous n'avions que deux quarts d'eau de mer distillée par jour, qui était toute chaude. Avec çà, nous mangions du lard salé, des fayots et du biscuit, nourriture que nous eûmes durant tout le voyage et encore, nous en avions pas assez, pas même pour apaiser notre faim, les fayots remplis de petits cochons comme les lentilles en France, le biscuit étant travaillé par les vers. Les bœufs que nous avions emportés de France, leur chair était meurtrie par le roulis, la viande ne valait absolument rien. 

Ce n'était encore que le commencement car nous devions encore souffrir devantage, n'étant pas encore près d'être au terme de notre traversée. Dans l'après-midi, nos aperçûmes à l'horizon les côtes des îles Canaries. Deux heures après elles avaient disparu à nos yeux. Nous ne voyions plus de terre, rien que l'eau et le ciel. Nous devions être 28 à 30 jours sans voir la terre. Depuis que nous avions qui le détroit de Gilbraltar, nous n'avions marché qu'à la voile, le vent étant favorable. Le temps était au beau et plus nous avancions plus la chaleur devenait forte. 

Nous marchâmes ainsi jusqu'au 4 octobre. La chaleur redoublait d'intensité, il faisait lourd, on sentait que nous ne serions pas longtemps sans avoir d'orage. Il était impossible de rester cinq minutes exposé au soleil sur le pont, on aurait été frappé d'insolation et dans les batteries, on étouffait. Nous nous réfugiions où nous pouvions, à l'ombre des mâts et des voiles. Je souffrais horriblement de la soif. Je puis dire que je n'avais jamais enduré pareille souffrance. J'étais comme fou. 
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7.- La deuxième tempête
 
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Le 5 octobre, le vent s'éleva, se changeant en tempête. De gros nuages noirs couraient dans les airs venant du côté de l'Afrique. Tout annonçait un ouragan prochain. Vers le soir, le temps se couvrit complètement. Il faisait noir. Il éclairait et tonnait avec fracas. Tout le ciel était en feu. Le commandant avait fait carguer toutes les voiles et le navire filait tout de même rapidement, poussé par le vent. Nous pensions avec effroi à cette nuit que nous allions passer. Personne ne pensait à se coucher. Nous étions tous sur le pont. A peine la dernière voile était-elle carguée que l'orage s'abattit sur le vaisseau avec une violence inouïe. L'eau tombait à torrent, la mer écumait, roulant des vagues énormes. Nous étions tous après les cordages, ne pouvant nous tenir, culbutant les uns sur les autres, risquant à chaque instant d'être emporté par les vagues que le vaisseau embarquait. A chaque instant, le navire touchait l'eau tantôt de droite ou de gauche ou de l'avant ou de l'arrière.  

On nous fit descendre aux pompes dans les batteries pour rejeter l'eau qui commençait à s'amasser . Quant à moi, je me tirais des autres et je restais sur le pont afin de voir de mes yeux ce que c'est qu'une tempête en mer.  A chaque instant, le navire plongeait dans des vallées creusées par les vagues. On ne voyait plus que des vagues monstrueuses chaque côté. Le navire remontait ensuite sur le haut d'une vague. On aurait cru être sur le sommet d'une montagne entourée d'abîmes terribles. J'étais tout étourdi du bruit du tonnerre et aveuglé par les éclairs, trempé jusqu'aux os. Me tenant à deux mains cramponné après un cordage, je regardais d'un œil morne ce tableau terrible, pensant à vous, chers parents, et aux êtres chers que je laissais en France. 

Le 6, le vent se calma un peu, l'eau cessa de tomber, la mer finit par devenir plus calme. On nous annonça la mort d'un de nos camarades, mort pendant la nuit de la fièvre typhoïde après avoir eu quatre jours de maladie. Il fut lancé à l'eau le soir, au moment de la prière. C'est le seul mort que nous eûmes pendant la traversée. 

Pendant la tempête, le vent avait changé de direction ; nous l'avions en avant. On ralluma la machine, les voiles ne pouvant plus servir. Le temps se remit au beau et du 7 au 13 la chaleur était toujours de plus en plus forte. 
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8.- Terre devant ! La Guyane est en vue...
 
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Le 13, nous vîmes quelques goelands, oiseaux de mer doués d'un vol très soutenu. Le caporal d'armes prit un espadon-épée à la ligne Espadon épée (dessin de l'auteur de la lettre)qui pesait 25 kilos, ayant 2 mètres de longueur, dont 50 centimètres en épée, espèce de lance que le poisson a au bout du bec dont il se sert pour se défendre. La sentinelle placée en vigie au haut du grand mât avait reçu l'ordre de veiller à la terre devant. L'eau avait changé de couleur, de vert elle était devenue jaune, couleur provenant des côtes qui sont formées de sable. 

Le 14 au matin, la vigie signale la terre devant. Nous étions tous sur le pont, curieux de voir cette terre depuis si longtemps que nous n'en avions pas vu. Le pilote nous ayant aperçus, vint au devant de nous et monta sur le vaisseau afin de nous diriger. Le navire tourna sur la droite à 3 kilomètres environ des côtes de la Guyanne et des côtes d'Amérique et, à une heure de l'après-midi, les ancres furent jetées à 100 mètres environ des îles du Salut dépendant de la Guyanne. On ne peut approcher de la Guyanne rapport aux bancs de sable qui sont sur la côte. Nous étions arrivés à la Guyanne française, notre première station après avoir été 32 jours sans voir la terre. 

Le 15 octobre, le « Pourvoyeur », petit courrier faisant le service de Cayenne, vint chercher les troupes qui descendaient à Cayenne. Le 16 et le 17, on prit du charbon et de l'eau douce pour aller à la Martinique.  Le 18 et le 19, les matelots procédèrent à l'assainissement du navire pendant que nous étions à terre à laver notre linge. 

Les îles du Salut sont divisées en trois par la mer, très rapprochées les unes des autres. Il y a l'Ile Royale, l'Ile Saint-Joseph et l'Ile du Diable. L'Ile Royale est la résidence du commandant ainsi que du poste d'infanterie de (marine). L'Ile Saint-Joseph est la demeure des forçats logés dans des constructions dont les fenêtres sont fermées de barreaux de fer et l'Ile du Diable sert à la chasse. 

On nous débarqua à l'Ile Saint-Joseph. C'est avec une joie impossible à décrire que nous mîmes le pied à terre après avoir été 37 jours sur l'eau. Nous avions le droit de nous promener dans toute l'île. Pour ma part, je vous promets que j'ai bien couru partout sous une chaleur de 50 degrés. Je me suis régalé de noix de coco que nous cueillâmes sur les arbres et de mandarines, espèces de petites oranges, et je bus de l'eau douce à volonté, nous en avions été tant privés. 
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9.- Dans la mer des Antilles
 
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Le 20, le Pourvoyeur ramena de Cayenne 150 hommes de la classe 1878 rentrant en France car à Cayenne ils ne font que deux ans.  Le 21 octobre, nous levâmes les ancres après 7 jours de séjour aux îles du Salut. Nous quittâmes la Guyanne où nous avions enduré une chaleur de près de 60 degrés. Nous entrâmes dans la mer des Antilles. Nous passâmes en vue des îles de la Trinité, des îles Tab, les îles Barbade et les îles Saint Vincent appartenant toutes aux Anglais. 

Durant notre traversée dans la mer des Antilles renommées pour les tempêtes, nous eûmes un temps superbe ce qui étonna beaucoup des officiers de vaisseau.  Nous arrivâmes à la Martinique le 26 à 9 heures du matin. Nous y restâmes douze jours à prendre du charbon, des provisions ainsi que 12 bœufs vivants pour servir de nourriture à la troupe rentrant en France. 

Durant notre séjour à la Martinique, nous étions au quai dans la ville de Fort-de-France, ville assez forte, bien propre et très jolie. Tous les jours il venait des négresses à bord nous vendre toutes espèces de fruits nouveaux pour moi.  La ville est construite sur le bord de la mer protégée par le fort de France dont la ville prend le nom. Toutes les hauteurs voisines sont couvertes de redoutes et de forts bien armés. A quelques kilomètres de la ville, il y a deux volcans que l'on distingue bien de la rade, qui sont d'une hauteur terrible, taillés à pic mais éteints depuis longtemps. 

Enfin le 6 à six heures du soir, après avoir complété tous nos approvisionnements, on tire un coup de canon, les couleurs nationales furent (hissées) par trois fois, signal qui nous fut rendu par tous les vaisseaux qui étaient dans la rade, les ancres furent levées et nous partîmes pour la Guadeloupe. Nous étions tous contents car nous avions suffisamment de traversée comme çà.   

Nous passâmes la nuit en vue des îles de la Dominique appartenant aux Anglais. Le 7 à huit heures du matin nous arrêtâmes aux Saintes, petites îles dépendant de la Guadeloupe où nous débarquâmes les disciplinaires que nous amenions de France.  Nous en repartîmes à onze heures. Dès l'après-midi, à deux heures, nous distinguâmes les côtes de la Guadeloupe que nous désirions depuis longtemps. A quatre heures, nous arrivions en face de la capitale de la Guadeloupe, la ville de Basse-Terre. 
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10.- La Guadeloupe enfin...
 
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Nous croyions débarquer le même soir, mais nous fûmes trompés dans notre attente. Je passais toute la nuit sur le pont sans sommeil, attendant avec impatience que l'on nous débarque. Enfin le lendemain 6 novembre à cinq heures du matin, on nous fit mettre sac au dos. Je vous promets que personne ne se fit prier. On nous embarqua dans plusieurs chaloupes et on nous mena à terre. 

De Basse-Terre au Camp Jacob (coll. part.)Nous croyions en arrivant à terre que nous avions très peu de chemin à faire pour arriver à la caserne, mais la caserne d'Orléans à la Basse-Terre était consignée rapport aux fièvres. On nous emmena au Camp Jacob situé à 7 kilomètres de la Basse-Terre.  Pour y arriver, il faut constamment monter, toujours en tournant, car la Basse-Terre est au niveau de la mer tandis que le Camp Jacob est élevé de 700 mètres au-dessus du niveau de la mer.  Depuis deux mois que nous n'avions marché et mis sac au dos, nous ne pouvions plus nous traîner.   

Nous arrivâmes au Camp Jacob à neuf heures dans le plein de la chaleur. Sur 150 hommes débarqués le (matin) deux étaient restés à l'hôpital de la Basse-Terre.  Quand nous arrivâmes au Camp Jacob, nous étions encore une soixantaine, les autres étaient restés en route, ne pouvant plus marcher. Et puis, nous n'avions pas mangé depuis la veille. Quant à moi, je me raidis et je parvins à arriver un des premiers au camp qui doit me servir de demeure pendant 38 mois. 

En arrivant, nous fûmes très bien reçus. Les chefs de compagnie nous avaient fait préparer une bonne soupe, des sardines, une côtelette chacun et une chopine. Cela me remit, j'en avais besoin. Ensuite, enfin, on se repose sur son lit. Un lit, il y avait deux mois que nous couchions sur la planche, sur les cordages. C'est avec plaisir que je me reposais sur un lit après tant de fatigues.  Le lendemain, nous fûmes armés et le surlendemain, nous montions la garde. 

Le Camp Jacob est situé sur un plateau d'une montagne avoisinant le volcan la Soufrière qui a 1800 mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer. Il y a longtemps qu'il y a eu d'irruption mais quand le temps est clair on le voit fumer. Mais la plupart du temps, on n'en voit pas le sommet car il est couvert de nuages. 

Je suis donc, chers parents, à la Guadeloupe, pays assez beau par rapport à ses productions et à sa chaleur tropicale, mais pas très gai. On ne peut pas faire un pas sans monter ou descendre, comme dans une échelle. Mais quand mon temps sera fini, c'est avec plaisir que je quitterai ce pays qui est fatal aux Européens et où tout est si cher. Il n'est pas tel que la France. 

Chers parents, quand j'aurai plus de temps de présence à la colonie, je vous ferai un détail plus complet de la Guadeloupe et de ses dépendances, sur les mœurs des habitants et sur ses productions tropicales, que vous ne verrez jamais. Je finis ce petit voyage où j'ai tant souffert. Je pense que vous le lirez tout de même avec plaisir. C'est dans cette intention que je l'ai écrit. Je termine en vous embrassant. 

        Votre fils affectionné.
 
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11.- La deuxième lettre
 
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Basse-Terre (Guadeloupe) le 20 décembre 1882
Chers parents, 

Aujourd'hui 20 décembre, en vous envoyant l'histoire de mon voyage, je vous donne de mes nouvelles. 

Je suis en parfaite santé du moment. Depuis que je suis arrivé à la Guadeloupe, je me suis toujours bien porté. Je souffre de la (chaleur) tropicale de la colonie mais je pense m'y faire. Je souhaite aussi de tout cœur que ma lettre vous trouve de même en aussi bonne santé que moi. 

Le service est un peu  moins rude qu'en France, mais nous montons la garde tous les trois jours. La nuit, on est bien mais le jour on souffre de la chaleur, et puis la garde est très sévère : nous montons la garde avec une cartouche dans le fusil. Camp Jacob 1882 (Coll. part.) 

Ma compagnie remonte au Camp Jacob le 1er janvier. Nous passerons un triste premier de l'an, mais je préfère être au Camp Jacob qu'à la Basse-Terre, le climat y est plus sain. 

Il est arrivé un accident terrible hier : une escadre anglaise vint mouiller en face la Basse-Terre. Ils saluèrent la ville par une salve d'artillerie. Nos artilleurs leur répondirent du Fort Richepance qui domine la ville. Ce sont des anciennes pièces qui se chargent par la gueule.  Après chaque coup tiré, il faut passer un chiffon au-dedans pour éteindre les flammèches de la bourre, mais ils ne prirent pas cette précaution. Deux artilleurs étaient en train de charger, tenant l'écouvillon pour presser la bourre tous deux quand voilà le coup qui parti. Le premier eut les deux bras enlevés, la figure et la poitrine brûlées, le second eut les parties enlevées et les deux bras ainsi que la poitrine et la figure criblées. Ce dernier est mort. On a pas retrouvé leurs bras, la force de la poudre leur a arrachés et envoyés à la mer qui vient au pied du fort. Le premier n'en relèvera pas. Ce sont des soldats comme nous. Toute la troupe est dans la tristesse. 

Je vous embrasse et vous aime.
      Votre fils affectionné,
       Louis F.Coret

   Louis Ferdinand Coret, soldat au 2ème Régiment d'Infanterie de Marine 
    36ème Compagnie au Camp Jacob (Basse-Terre) Guadeloupe. 
 

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12.- Qui était Louis Ferdinand Coret ?
 
 
Louis Ferdinand Coret, dit "la Ouite" était né le 8 avril 1860 à Arny, un hameau de Bruyères-le-Châtel (Essonne). Il était le second enfant d'une famille de paysans-vignerons attachée à ce village depuis des générations. Curieux de nature, élève studieux, il avait obtenu facilement son certificat d'études. Le service militaire lui avait permis de faire ce voyage à la Guadeloupe et d'être désigné "secrétaire de l'aide de camp du Gouverneur". Il avait suivi les instructions pour la natation, l'escrime, la gymnastique et le tir à la cible pour lequel il avait obtenu "une épinglette avec cor de chasse en argent doré" au concours de 1885. 

De simple soldat, il avait terminé son régiment avec le grade de sergent en 1885 pour reprendre les manches de la charrue sur le sol natal. Il éprouvait probablement une nostalgie de ces terres lointaines où il avait passé une partie de sa jeunesse. Il essayait bien, parfois, d'évoquer la vie de là-bas, mais il ennuyait plutôt sa famille avec ses histoires. Peut-être était-il incompris? 

Il  épousa en 1885, dès son retour,  Mélanie, une jeune fille de Verville (un autre hameau de Bruyères). Deux filles sont issues du mariage ; je suis la descendante de l'aînée et j'habite encore la maison familiale. Louis s'est éteint en 1942 après avoir connu trois guerres auxquelles il n'a pas participé en raison de son âge. Quant à son physique, son livret militaire nous dit qu'il mesurait 1m51, que ses cheveux et ses sourcils étaient noirs et ses yeux roux. 

Le navire militaire, l'Orne sur lequel s'est fait la traversée aller, a transporté des forçats vers Cayenne jusqu'en 1945. Pour le voyage retour c'est la Ville de St Nazaire qui a ramené Louis vers la métropole via Dakar. Ces deux vaisseaux ont participé à la guerre de 1914-1918. 

Monique Berhuy 
 
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